Ils avaient dû faire la cérémonie au Voile des fées parce que la famille éloignée de son mari avait fait le voyage pour assister au plus beau jour de sa vie. Il y avait des cousins, cousines, des oncles, des tantes, des fées de toutes sortes! Et puis tout pleins de gens assistant à la cérémonie pour des raisons politiques et diplomatiques. Mais il y avait aussi le peu de gens que Poucelina connaissait, soit sa mère et tous les nouveaux amis qu’elle s’était fait au cours de la mésaventure qui avait suivi sa rencontre avec Cornelius et avait finalement menée à son mariage.

La cérémonie en tant que tel se passa très bien, mais le moment que Poucelina préféra, mis à part l’échange des vœux, les « Je le veux » et le baiser, fut lorsqu’elle et son prince descendirent l’allée imaginaire. Tous les yeux étaient rivés sur elle et, pour une fois, elle s’était sentie à sa place dans ce monde beaucoup trop grand pour elle. Ce sentiment d’importance et d’appartenance était ce qu’elle voulait vivre tous les jours de sa vie, au Voile des Fées, en compagnie de l’amour de vie. Son avenir s’annonçait brillant, merveilleux et parfait et elle n’avait pu s’empêcher de sourire de toutes ses dents en marchant aux côtés de Cornelius. C’est à ce moment là que le prince avait sifflé brusquement. Il ne s’était d’abord rien passé, puis son fidèle destrier, un bourdon, était arrivé pour les emmener vers le soleil couchant. (On a plus les chevaux blancs qu’on avait!) Après être embarqués sur l’insecte, les nouveaux mariés échangèrent un baiser parfait, digne de leur conte de fée et partirent faire une petite virée.

Malheureusement, ils n’avaient pas été partis très longtemps, puisque Cornelius devait rentrer au Voile des Fées pour régler des détails d’ordre princiers ou elle ne savait quoi. Leur tour de bourdon fut donc bref et son mari – quel délice de pouvoir enfin l’appeler ainsi! – la reconduit au château royal, en promettant de revenir la chercher dans quelques heures pour s'envoler vers une lune de miel bien méritée. Vu tous les problèmes qui étaient survenus la dernière fois qu’il l’avait laissée seule, on aurait pu croire qu’il aurait l’intelligence de ne jamais recommencer… mais non! C’est donc un prince serein qui parti sur son bourdon, laissant sa douce seule et sans protection, non sans lui voler un baiser avant de l’abandonner.

Poucelina se trouvait donc la chambre de son prince, qui serait bientôt leur chambre. Toute heureuse et encore euphorique d’avoir vécu un des moments les plus heureux de sa vie, elle se mit à tournoyer sur elle-même. C’est alors que quelque chose attira son regard du coin de l’œil : son propre reflet dans le miroir. Ce qu’elle vit lui coupa le souffle, une fille – que dis-je une femme! – comblée et magnifique. En effet, elle portait toujours sa robe de mariée, n’étant allée nulle part de particulier entre la cérémonie et le retour au château. Elle examina attentivement son reflet. Sa robe était la plus bouffante qu’elle avait jamais vue et, même si elle l’avait détestée au départ, elle devait bien admettre qu’elle lui donnait l’air d’une magnifique princesse. Même la coiffe blanche retenant ses cheveux lui allait très bien. Quelques mèches s’étaient échappées à cause du vent causé par son tour en bourdon, mais elle avait toujours l’air présentable.

Princesse. Elle était une princesse! C’était du délire! Qui l’aurait cru? Certainement pas elle. Il n’y a même pas quelques jours, elle se lamentait sur son sort, le fait qu’elle était minuscule et qu’il n’y avait personne de sa taille. Puis sa mère lui avait parlé des fées et son imagination s’était emballée. Poucelina c’était imaginée mariée à un prince, ou n’importe quel homme de sa taille en fait. Mais il avait fallut que ce soit le prince lui-même qui l’entende chanter une nuit et qui pénètre dans sa chambre, trop curieux de la rencontrer. Du moment où les regards s’étaient croisés, ils étaient tombés fous amoureux l’un de l’autre. Ils étaient des âmes sœurs. Et cet amour spécial lui avait donné le plus beau des cadeaux, non seulement un mari, mais aussi : des ailes! À cette pensée, Poucelina se mis à voler et à tourbillonner dans les airs. Ses ailes étaient tellement jolies! Mais surtout très pratique pour se déplacer. Avec elles, la demoiselle se sentait plus apte, plus débrouillarde et plus en contrôle de ses déplacements et de sa vie. Son bonheur était tel qu’elle agrémenta ses cabrioles aériennes de son chant cristallin.

Boom. Boom. Boom. Son cœur battait si fort qu’elle pouvait l’entendre résonner dans ses oreilles. Le minuscule organe faisait tout son possible pour subvenir aux besoins de sa propriétaire, et ce malgré les cabrioles de cette dernière. Commençant à se fatiguer, la demoiselle redescendit sur le sol et cessa de chanter. Elle avait le souffle court, mais un énorme sourire barrait toujours son joli visage. Ses ailes fragiles et translucides frémirent dans son dos, signe qu’elles étaient probablement un peu exténuées, quoique très excitées. Poucelina eut du mal à croire qu’elle venait d’attribuer une émotion à ses ailes. Était-ce même possible? Elle n’en avait aucune idée puisqu’elle ne les possédait pas depuis très longtemps. Un petit interrogatoire s’imposait dès que son chéri serait de retour.

Le problème est qu’elle n’avait aucune idée de comment s’occuper en son absence. Le château et ses habitants lui étaient totalement inconnus, et elle risquait fortement de s’y perdre. Jamais cette situation ne s’était posée auparavant, alors qu’elle passait tout son temps libre avec sa mère, son chien et les animaux de la ferme. Se jetant sur le lit nuptial – qui était très confortable – elle eut envie de faire une petite sieste. Elle ne ferma ses yeux que quelques secondes, mais elle eut la nette impression qu’elle était observée et cela coupa court à son envie de dormir. La fée se releva sur ses coudes, soudainement très alerte, et son regard fit le tour de la pièce.

C’est alors qu’elle vit une silhouette qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. En effet, une femme se tenait dans un coin de la pièce, plus sombre que les autres, et la regardait fixement. Poucelina ne put retenir un petit cri de surprise et plaça sa main devant sa bouche pour manifester son étonnement. Depuis quand cette femme était-elle là? Comment était-elle entrée? Mais surtout : pourquoi était-elle ici? La demoiselle commença à paniquer, revivant les événements des derniers jours en accéléré dans sa tête. Son enlèvement par une grenouille, sa quasi-noyade dans une rivière, son isolement sous terre, son mariage forcé avec une taupe… Un grand frisson parcourut son dos et fit frémir ses ailes. Non, elle devait se calmer. Il n’y avait aucun risque que d’autres malheurs lui arrivent. Elle était dans un château royal très sécurisé, elle avait trouvé l’amour de sa vie et elle avait maintenant le droit de vivre son contre de fées.

Poucelina descendit du lit et s’approcha un peu de l’inconnue – mais pas trop quand même.

- Pardonnez-moi mais… qui êtes-vous? Et que faites-vous dans ma chambre? Elle avait beau essayer de parler comme une princesse en contrôle de la situation, sa voix sonnait tout de même comme celle de la petite fille qu’elle était vraiment.

- Parce que vous n’avez pas du tout l’air d’être une servante du château… et je ne crois pas vous avoir aperçue au mariage tout à l’heure… dit-elle pour tenter de se donner une constance.

En effet, cette femme ne ressemblait aucunement aux employés qu’elle avait pu voir depuis qu’elle vivait au Voile des fées. Sa robe était grandiose et lui donnait un air très impressionnant presque… royal. Pour tout dire, elle lui donnait carrément froid dans le dos, et pas seulement parce qu’elle l’avait surprise dans un coin de la chambre, mais surtout de par son aura glaciale et ses yeux carnassiers. Poucelina espérait que son prince serait bientôt de retour, car – malgré son optimisme habituel – cette situation ne lui disait rien qui vaille.

Spoiler:

Plus les secondes passaient, plus cette dame lui faisait peur. Elle gardait en tête qu’elle était désormais princesse et que la garde royale était à sa disposition – en supposant que des hommes armés soient assez près de sa chambre pour l’entendre… Décidément, elle avait tout à apprendre de son nouveau statut royal. La bonne nouvelle, c’est que l’inconnue lui souriait. Bon, ce n’était pas le plus chaleureux qu’elle avait vu de sa vie, mais c’était déjà mieux que rien. Quoique la plupart des vilains qui avaient essayé de la kidnapper ou de la marier de force souriaient souvent aussi… Mm…

- Ma chère Poucelina, quel honneur de vous rencontrer enfin, dit-elle en lui prenant la main et en faisant une petite révérence.

Bon déjà là ça allait mieux! Des politesses! Est-ce que quelqu’un ayant de mauvaises intentions s’embarrasserait à lui démontrer du respect? Probablement pas. Il était donc sécuritaire de considérer que cette femme n’était pas diabolique et ne voulait pas l’enlever.

- Je suis la Reine Régina, de Fairy Tales Land. Vous ne m'avez sans doute jamais vue en personne, mais vous me connaissez forcément, je me trompe ?

Après cette question, Poucelina se conforta dans l’idée qu’elle n’avait vraiment pas l’étoffe d’une princesse. Elle avait bien vaguement entendu sa mère parler d’une reine de leur royaume ou quelque chose dans le genre, mais en tant que lilliputienne née dans une fleur, l’appartenance à un royaume ou le fait d’être assujettie à une reine n’avaient jamais fait partie de ses réalités quotidiennes. Tout de même, elle préféra rester polie et s’exercer à la diplomatie.

- Je crois bien avoir déjà entendu ma mère vous mentionner, mais vous savez… ma première sortie dans le monde extérieur est très récente et je commence à peine à découvrir la Forêt enchantée et tout ce qu’elle recèle. En tout cas, vous avez un super royaume! Euh… et puis je suis ravie de faire votre connaissance Régina, ajouta-elle en faisant une petite révérence maladroite.

Oula… le début diplomatique était pas mal, mais le reste était un peu tombé à plat. Heureusement que son prince n’était pas là ni aucun membre de la famille royale parce qu’ils auraient probablement remis en question les qualités d’oratrice de leur princesse.

- J'ai fait exprès le déplacement pour venir vous présenter à vous, jeune mariée, mes sincères hommages. Je viens d'arriver, il est donc normal que vous ne m'ayez pas vue à la fête. Je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, vous savez je suis débordée. Alors jeune fille, que cela fait-il d'être une future Reine ?

Fu… future reine? Poucelina n’avait même pas fini d’intégrer le concept de femme mariée, encore moins celui de princesse et là on lui parlait d’être souveraine du royaume des fées? De quoi lui donner des vertiges. Sa vie allait drôlement vite depuis qu’elle avait rencontré Cornelius. Les rebondissements n’en finissaient plus et elle ne pouvait pas respirer 5 secondes sans qu’un nouvel événement ou une nouvelle pensée ne la mette dans tous ses états.

- Oh bien sûr! Je comprends que vous soyez très occupée. Je vous remercie du fond du cœur pour vos vœux : ils me touchent énormément. Quant à être reine… Je crois que les fées vivent très très longtemps alors je ne pense pas prendre le trône de sitôt! dit-elle en riant.

Poucelina prit un moment pour regarder sa visiteuse. Elle avait eu raison de croire que cette femme n’était pas une simple servante ou une invitée normale. Régina avait sans aucun doute l’allure d’une reine. Que ce soit dans sa tenue, dans sa posture, dans ses gestes ou dans son visage : tout chez elle émanait la puissance et incitait au respect. Lentement, la peur et la méfiance cédèrent la place à l’optimiste et à la confiance aveugle et naturelle de la petite fée.

- Et puis je ne suis pas comme vous… du moins pas encore. Vous paraissez si sûre de vous-même et vous dégagez une essence particulière qui vous différencie des gens du peuple. Moi… je ne suis encore qu’une fille pas plus grande qu’un pouce à qui des ailes ont poussé… Soudain, une pensée lui traversa l’esprit. Je ne voudrais pas être indiscrète, mais… si vous êtes de la même taille que moi : comment dirigez-vous votre royaume?

Poucelina fut très gênée de se faire rappeler à l’ordre de la sorte et son air désolé fit lieu d’excuses formelles. Et merde! Elle savait bien qu’elle faisait n’importe quoi! Faire confiance à son instinct était un des trucs les plus débiles qu’elle aurait pu faire dans cette situation : et c’est exactement ce qu’elle avait fait. Mais bon, ce n’était pas comme si elle avait eu le moyen d’échapper à cette conversation. La Reine s’adressait à elle, qu’elle sache quoi lui répondre ou non, et son statut de princesse laissait supposer qu’elle savait quoi lui répondre. Pourtant, il n’en était rien. Comment avait-elle pu oublier de la nommer de façon appropriée? Il y a des jours où elle maudissait vraiment d’être née dans une fleur et de ne pas avoir eu une enfance comme tout le monde. Pendant que Poucelina pestait contre elle-même dans un monologue intérieur fort élaboré, elle ne remarqua pas spécialement que la Reine s’était sensiblement rapprochée d’elle…

- Vous devriez tout de même vous y préparer, si jamais cela arrive plus tôt que prévu. Ce que je ne souhaite pas à vos beaux-parents évidemment, mais si vous saviez dans quel monde nous vivons. D'ailleurs, je souhaiterais également m'entretenir avec eux. Je peux compter sur vous pour me présenter à eux ? S’ils ne sont pas occupés, naturellement.

Plus tôt que prévu? Mais quelle idée bizarre c’était tout de même de penser que quelque chose pourrait arriver aux parents de Cornelius. La jeune mariée se rappela que la dernière fois qu’elle avait sous-estimé le monde extérieur, elle avait été terriblement déçue. Elle avait été kidnappée, on l’avait manipulé et on lui avait souvent menti. Il était donc normal de ne pas écarter la possibilité qu’elle doive endosser le rôle de reine plus vite que prévu. Cette Régina était drôlement intelligente en fait! Comme il était prévoyant de sa part de lui rappeler les surprises que la vie peut apporter.

- Merci pour ce conseil judicieux, ma Reine. Je ne les connais pas encore très bien, mais je me ferai bien sûr un plaisir de vous présenter à eux. Il est certain qu’ils prendront de leur temps pour vous rencontrer, quoi qu’ils aient à faire.

Poucelina rangea donc la prévoyance, juste à côté des convenances, dans la petite boîte mentale des qualités qu’elle devait développer au cours des prochains mois, voir des prochaines années! Encore une fois perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas le sourire diabolique de son interlocutrice, parce que si elle l’avait vu elle se serait probablement méfiée… En fait, elle se serait sûrement enfuie puisque le rictus ressemblait drôlement à celui de la grenouille qui l’avait enlevée… Plus encore : au vilain scarabée!

- Votre mère ne vous a-t-elle jamais précisé que j'étais une puissante sorcière? La plus puissante de tout le royaume. Alors me rendre à votre taille n'est pas une tâche compliquée. Regardez bien Miss, je peux même faire ceci.

Avant que la fée ait eu le temps de répondre, la main de la Reine plongea dans sa poitrine, comme une serre d’aigle, et se referma autour de son cœur. Comment décrire ce sentiment… Ce fut la douleur la plus intense qu’elle avait jamais ressentie. La traversée de son torse fut comme une collision avec un mur de brique, la prise de son cœur un contact avec de la lave en fusion, puis le vol comme si… quelqu’un lui arrachait le cœur, littéralement. En aucun cas le fait que l’acte soit magique ne lui avait épargné les souffrances physiques, peut-être même les avait-il empirées.

Tout se passa si vite que Poucelina eut le souffle coupé. Elle crut d’abord qu’elle allait mourir, puisque son organe reposait devant ses yeux, mais il n’en fut rien. Au moment où elle aurait dû s’écrouler par terre et se vider de son sang, elle inspira une grande gorgée d’air comme si sa tête venait d’émerger d’une étendue d’eau glaciale. Elle respirait! Comment cela était-il possible? Passant une main sur sa poitrine, elle vit qu’il n’y avait pas de trou, ni de sang… Aucune preuve de ce qui venait d’arriver. Si la demoiselle n’avait pas senti son cœur battre dans la main de la Reine, elle aura cru à une blague et aurait été persuadée que ce cœur n’était pas le sien. Pourtant ce l’était. Qu’avait-elle dit avant de l’attaquer? Qu’elle était une sorcière?

- Vous êtes désormais à moi, ma chère, dit-elle en exhibant sa prise comme un trophée.

Même si ses émotions étaient confuses et… lointaines, Poucelina savait qu’elle devait être en colère et que ceci était inacceptable. Elle ne comprenait pas comment ni pourquoi cette femme lui avait fait du mal, mais elle n’en avait pas le droit. Elle ne lui appartenait pas du tout! Au contraire, elle venait de se marier avec l’amour de sa vie et son âme, son être et son cœur étaient siens pour l’éternité. Il aurait été futile de poser des questions du style « comment avez-vous fait ça? » puisqu’il était question de magie et que Poucelina n’y connaissait pas grand-chose. La magie l’avait fait naître et l’amour lui avait donné des ailes, mais elle ne comprenait toujours pas comment ça avait pu arriver, son expérience en la matière s’arrêtait donc là. Le « pourquoi » en revanche, l’intéressait beaucoup plus. Au lieu de crier au secours, ce qui aurait été difficile avec le peu de souffle qu’il lui restait, la demoiselle préféra s’armer de courage et d’un regard plus ou moins déterminé pour demander des explications et ce qui lui revenait de droit.

- Pourquoi avez-vous fait ça? Je ne suis pas à vous! Ce cœur est à Cornelius, alors rendez-le-moi immédiatement! dit-elle en s’approchant avec une main tendue pour récupérer son organe.

Les illusions de Poucelina venaient de voler en éclats. Elle qui faisait toujours confiance aux gens, même aux étrangers, se voyait fortement détrompée. Même après ses aventures périlleuses, la petite fée n’avait pas pu se départir de ses idéaux utopiques et de sa confiance aveugle. Dès qu’elle rencontrait quelqu’un, le compteur se remettait à zéro et elle supposait automatique que cette personne était gentille. Pourtant, comme elle venait de l’apprendre, espérer le meilleur de l’humanité amène toujours une énorme déception et… beaucoup de souffrance. La femme qui venait de lui arracher le cœur n’était rien d’autre qu’un monstre. Une fois ces yeux ouverts à la dure réalité, il était facile pour la demoiselle de voir ses vraies couleurs : il n’y avait pas une once d’humanité en elle. Comment avait-elle fait pour ne pas remarquer l’aura de méchanceté qui émanait d’elle? Ce que Poucelina avait d’abord prit pour de la prestance et d’élégance était en fait du génie diabolique à l’état pur. Cette Reine la répugnait maintenant en tous points.

- Quelle naïveté, chère enfant. Un cœur arraché ne peut reprendre sa place si je ne le veux pas. Tu es à moi. Et désormais, tout ce que tu penseras ressentir pour ton tendre et doux prince ne sera que mirage. L'amour véritable ? Laisse-moi vomir. Il n'existera plus jamais pour toi.

Ces propos l’affectèrent vraiment beaucoup. Cornelius avait rempli sans vie tranquille et était devenu son univers! Chaque minute de chaque jour était dédiée à lui vouer un amour fervent et incandescent. Il était si fort qu’elle eut du mal à croire que perdre son cœur signifiait perdre son amour pour lui. Et il était si grand que son cœur n’était pas assez vaste pour le contenir : il irradiait dans tout le reste de son corps! Au moment où elle tentait de plonger en elle pour vérifier l’état de ses sentiments, le monstre compressa son organe de sa main et lui infligea une vague insupportable de douleur. Ce fut d’une telle violence que Poucelina faillit perdre pied et s’effondrer au sol, mais se retint de justesse. Quelques larmes s’échappèrent même de ses yeux. Cependant, ce n’était pas parce qu’elle était triste, puisque son cœur était trop loin pour ça, ce n’était qu’une pure réaction physique dut à la douleur. Et durant tout ce temps, la folle souriait comme si elle assistait à un événement des plus plaisants! Quelle détraquée!

- Tu as compris, petite tête ? Si j'appuie d'avantage jusqu'à le réduire en poussière, tu meurs. Voilà pourquoi tu feras tout ce que je veux, car tu ne veux pas mourir n'est-ce pas.

Ce fut un immense soulagement de sentir la pression sur son cœur disparaître. Elle put recommencer à respirer normalement et senti même ses battements reprendre un rythme normal même si l’organe était hors de sa cage thoracique. Et pour avoir compris : elle avait compris! Cette femme était le diable en personne et n’aura probablement aucun remords à la tuer. Poucelina ne savait toujours pas pourquoi voler son cœur pouvait avoir un quelconque intérêt pour une Reine machiavélique, mais elle préférait ne pas se risquer à poser la question une deuxième fois, afin d’éviter la douleur qu’elle lui infligerait très probablement. Lorsqu’elle la vit ranger ce qu’elle considérait dorénavant comme sien dans une petite boîte, la fée dut se retenir fortement de l’injurier. Elle ne connaissait pas beaucoup de jurons puisqu’elle n’avait pas fréquenté le monde extérieur, mais son esprit se fit très imaginatif pour qualifier mentalement sa tortionnaire. Se mettre en colère ne l’avançait à rien, mais au moins elle avait l’impression de faire quelque chose au lieu de immobile et sans défense.

- Maintenant conduis-moi à tes beaux-parents, immédiatement. J'ai encore à m'entretenir avec eux avant de partir. Obéis, fillette.

Cette requête lui paraissait vraiment suspecte et, si elle avait eu le choix, elle ne se serait probablement pas exécutée, mais la Reine avait raison : elle ne voulait pas mourir. Si la sorcière avait voulu la tuer ça aurait été chose faite et donc elle lui servirait probablement à quelque chose. Poucelina espérait vraiment pouvoir rester en vie, même sans son cœur, parce que vivre avec Cornelius sans l’aimer était tout de même mieux que ne plus jamais le revoir. En étant à ses côtés, elle pouvait feindre l’amour qu’elle lui portait pour lui épargner des souffrances. Il était hors de question qu’il vive l’horreur de perdre l’amour de sa vie si vite : il fallait qu’elle reste en vie à tout prix.

- À vos ordre ma Reine. Veuillez me suivre, dit-elle du ton le plus morne et plat qu’elle possédait afin de signifier son dégout.

La petite fée se mit donc en route vers les appartements privés de ses beaux-parents. Elle jouait de malchance, parce que c’était un des seuls endroits qu’elle connaissait dans ce château! Si Cornelius ne l’y avait pas conduit quelques minutes plus tôt, elle aurait pu répondre à sa « maîtresse » qu’elle ne savait pas comment s’y rendre, malheureusement elle le savait et choisi de ne pas mentir. Qui sait, la sorcière avait surement des tours de magie fait spécialement pour lui extirper la vérité et elle ne voulait pas en faire l’expérience. En parcourant les couloirs, elle eut bien sur l’idée d’alerter les gens – les gardes surtout! – mais son cœur était toujours en possession d’une femme folle à lier, et elle voulait vivre. Elle fournit donc un effort surhumain pour faire comme si tout allait bien, même si elle aurait voulu se mettre en boule et pleurer.

- Nous y sommes.

La dernière fois qu’elle avait entendu ces mots prononcés, ils étaient sortis de la bouche de Jacquimo, son ami l’hirondelle, alors qu’il affirmait qu’ils avaient trouvé le Voile des fées. S’en était suivi ses retrouvailles avec son prince qu’elle croyait mort et puis les plus beaux jours de sa vie. Alors que là… ces mots sonnaient comme une sentence de mort. En se tenant devant la porte qui était leur destination, Poucelina eut l’impression d’être un rat apportant la peste dans un village, c’est-à-dire comme une pourriture. Elle pria pour que le Roi et la Reine soit toujours en train de faire la fête avec les autres invités du mariage, mais, lorsqu’elle frappa quelques coups gênés, quelqu’un vint lui ouvrir la porte. C’était la Reine des fées.

- Poucelina? Mais que faites-vous là mon enfant? Et encore dans votre robe de mariée qui plus est!

- Bonjour ma Reine. Je n’ai pas eu le temps de me changer parce que je discutais avec une invitée de marque venue me souhaiter de bons vœux de mariage. Elle n’avait aucune idée de comment elle pouvait bien débiter des absurdités aussi logiques dans un moment comme celui-ci, mais il faut croire qu’elle était bien meilleure menteuse qu’elle ne le croyait. Je vous présente la Reine de la Forêt Enchantée, ajouta-elle en s’écartant pour révéler sa tortionnaire.

La suite des événements lui étaient totalement inconnus, mais Poucelina sentait qu’elles n’allaient certainement pas prendre le thé toutes les trois.

La Reine n’eut pas l’air contente du tout de voir Régina dans sa chambre. Et avec raison! Sa nouvelle belle fille venait de lui emmener le diable en personne. La fée d’âge mur avait l’air de savoir qui était cette femme, contrairement à Poucelina qui s’était ridiculisée par son manque de connaissance. Elle avait l’air parfaitement au courant de toutes les atrocités dont était capable cette horrible personne et paraissait terrifiée d’être dans la même pièce. Si seulement la mariée avait pu être aussi informée, elle aurait peut-être pu éviter de se faire voler son cœur et de gâcher toute sa vie. Elle aurait pu crier, appeler au secours ou s’enfuir…

Malheureusement, la Reine des fées n’eut pas le temps de dire grand-chose, ni de faire régner sa loi et de faire expulser l’intruse. Cette autre souveraine était beaucoup trop maléfique pour pouvoir se défendre contre sa magie noire. C’est avec effroi que Poucelina découvrit enfin pourquoi sa tortionnaire avait voulu qu’elle la conduise dans les appartements des royaux. En effet, Régina fit voler un anneau de rideaux d’un seul mouvement de main et ce dernier se resserra autour du coup de sa belle-mère jusqu’à l’étrangler et briser son cou. Terrifiée, la petite fée détourna les yeux et ne put se retenir d’émettre un cri d’horreur. Elle avait beau ne plus avoir de cœur, ce dernier était tout de même déchiré d’assister à un spectacle si dégoûtant et barbare.

Les larmes voulurent sortirent de ses yeux mais n’y parvinrent pas, malgré toute la tristesse qu’elle pouvait ressentir. Elle n’eut pourtant pas le temps de réfléchir plus longuement à ce problème parce que le Roi fit son entrée dans la pièce. Ce fut la dernière mauvaise décision qu’il prit de sa vie. La démone lui fit subir le même sort qu’à sa femme et la pauvre survivante dut encore une fois détourner le regard sans rien faire. Car elle ne pouvait rien faire pour sauver leurs vies, pas plus qu’elle n’avait eu le choix de signer leur arrêt de mort.

- Vous êtes un monstre… murmura-t-elle d’une voix éteinte. Ce n’était pas tant une insulte qu’une constatation morbide sans aucune note d’espoir.

- De quoi tu te plains, petite ? Tu es Reine maintenant. Et ton imbécile de Prince, est Roi. Mais je te contrôle, alors votre royaume est désormais mien.

Trop occupée à être dépassée par les événements, Poucelina n’avait pas encore songé au fait qu’elle et son prince était maintenant les souverains du Voile des fées, ni que Cornelius allait être dévasté d’apprendre que ses parents avaient perdus la vie de façon aussi soudaine et tragique… Elle allait devoir lui annoncer la mauvaise nouvelle elle-même et sut tout de suite qu’il lui serait impossible de trouver les bons mots pour expliquer cet attentat. Voir le visage dévasté de son amour lui serait encore plus douloureux que la main qui lui avait arraché le cœur! Comme elle se détestait en ce moment précis! Comme elle aurait préféré oublier la dernière heure de sa vie!

Et son vœu fut exhaussé. La Reine de la Forêt Enchantée se remit à jouer avec son cœur, le serrant légèrement entre ses doigts et lui murmurant des ordres.

- Je t'ordonne d'oublier. Retourne dans ta chambre. Je ne suis jamais venue ici. Tu ne m'as jamais rencontrée. Tu ne sais plus qui je suis ni ce que j'ai fait. Le Roi et la Reine sont morts, assassinés par leur domestique,

Poucelina tenta de résister mentalement à la force qui la poussait à obéir, mais ce fut vain. Ses souvenirs s’échappèrent de sa tête comme de la vapeur d’une bouilloire, sans qu’elle puisse les retenir. Les meurtres, la manipulation, la douleur, son cœur lui étant arraché, la jolie dame intimidante, son sourire tout blanc, ses yeux perçants… Soudain, elle se sentit très fatiguée et eut envie de faire une sieste. Ses pieds se mirent en route vers sa chambre, et elle entra dans un état près du somnambulisme. Une humeur de sérénité s’imposait à elle ainsi que des pensées sur le fait que tout allait bien, que Cornelius serait bientôt à ses côtés. Elle marcha jusqu’à la chambre où tout avait commencé, s’endormit à la seconde où sa tête toucha l’oreiller, formant une vision digne de la Belle au bois dormant. Ce n’est pourtant pas un doux baiser qui allait la réveiller, mais bien le visage dur et marqué par le désespoir de son mari, lui annonçant une nouvelle dont elle avait oublié avoir été témoin…